En Ukraine, la situation des prisonniers civils dans l’est séparatiste

Par Pierre Raimbault et Lidia Shevchenko.  Photos par Pierre Raimbault

Article également publié sur le blog de Lidia Shevchenko

Il est devenu habituel, lorsque l’on évoque le conflit à l’est de l’Ukraine opposant les autoproclamées Républiques Populaires de Donetsk (RPD) et de Louhansk (RPL) à Kiev, de rappeler le bilan humain officiel de plus de 6 000 morts, près de 16 000 blessés et de 1 320 000 déplacés 1http://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/ocha_ukraine_situation_update_30_may_-_5_june_2015.pdf (en anglais), tout en sachant que celui-ci est largement sous-estimé. Cependant, on méconnaît assez largement le sort des prisonniers, et plus particulièrement des civils. Nous avons rencontré à Kiev des activistes de l’association Vostok SOS 2 Vostok, en russe, signifie « Est » (la direction) : originaires de Louhansk, défenseurs des droits humains, ils viennent en aide à ces prisonniers – ainsi qu’à leurs proches – et œuvrent à leur libération.

Vostok SOS est né début mai 2014 de la fusion de deux organisations : le Centre de défense des droits de l’Homme « Postoup » de Louhansk, et le Centre pour les droits de l’Homme de Crimée « Deïstvié » 3Mémorandum de la fondation de l’initiative Vostok SOS : http://postup.lg.ua/en/news/memorandum-establishment-social-initiative-vostok-sos-east-sos (en russe et en anglais), qui a été contraint de quitter la Crimée annexée par la Russie en mars 2014. Ils sont aujourd’hui plus d’une trentaine à assurer des activités telles que l’aide aux déplacés ou à ceux qui résident dans les régions concernées par le conflit. Ils font aussi un important travail d’information sur les réseaux sociaux et via leur portail web http://informator.lg.ua/.

L’une de ces activistes, Anna Mokrousova, a été faite prisonnière le 3 mai 2014 et retenue dans les locaux occupés du « SBU » (les services secrets ukrainiens) à Louhansk. Sous la menace d’une arme, elle fut forcée par les séparatistes pro-russes à téléphoner à d’autres militants pour leur donner de faux rendez-vous 4http://nashagazeta.net/57585-anna-mokrousova-rasskazala-kak-ey-v-plenu-k-golove-pristavlyali-pistolet-i-govorili-naznachat-po-telefonu-vstrechi.html (en russe). À cette époque, nous explique-t-elle, les cibles étaient principalement des activistes, des journalistes, ou bien encore des militants pro-ukrainiens. Anna, elle, a réussi à faire comprendre à ses amis qu’il ne fallait pas venir à ces rendez-vous et a été libérée après vingt-quatre heures de détention. Au début, les membres de l’association cherchaient seulement à aider leurs amis qui avaient été capturés et puis le phénomène a pris de l’ampleur et c’est devenu l’une de leurs activités à part entière. Début juin, Vostok SOS dénombrait une trentaine de personnes capturées à Donetsk et Louhansk.

Viatcheslav Bondarenko, 41 ans, est aussi un activiste de Vostok SOS. Fin mai 2014, il s’est fait arrêter à un checkpoint sur le territoire de la RPL alors qu’il partait faire un reportage – il est journaliste – sur les élections présidentielles. Frappé à la tête par un soldat séparatiste avec la crosse d’un fusil, il a été accusé d’être un espion, et de venir faire un reportage subjectif et orienté sur les élections. Viatcheslav a été torturé : entre autres sévices, il fut brûlé à la cigarette ou frappé avec des objets en métal sur tout le corps – sauf sur le visage, afin de pouvoir le présenter lors d’une conférence de presse et montrer que les prisonniers sont bien traités. Il en garde des séquelles neurologiques, des problèmes de mémoire et de circulation du sang. Quand il a été libéré, il a été amené à l’hôpital de Louhansk, sous une fausse identité, par sa femme et des amis. Sa femme a ensuite surpris le médecin qui appelait les autorités séparatistes de Louhansk et il a fallu faire sortir Viatcheslav de l’hôpital en urgence. Celui-ci a dû fuir sans ses papiers, que ses geôliers avaient confisqués. Aujourd’hui, il se dit heureux d’être en vie, et triste de voir sa ville natale connaître cette situation.

Selon Anna Mokrousova, en juin, lors des premiers tirs mais avant que le conflit gagne en intensité, a débuté une nouvelle phase pendant laquelle n’importe qui pouvait se faire arrêter – surtout des hommes – dans le but de les faire travailler : « Cela a été une période de kidnappings de masse, parfois des gens nous appelaient pour nous raconter qu’une voiture était passée et qu’on capturait des gens comme ça, dans la rue ». Officiellement, des motifs étaient avancés pour ces arrestations : état d’ivresse, non-respect du couvre-feu… Viatcheslav Bondarenko nous énonce quelques-uns des travaux destinés à ces « prisonniers » : ils devaient déminer des champs, creuser des tranchées, construire des fortifications ou bien exécuter d’autres tâches subalternes telles que balayer ou préparer un barbecue pour les séparatistes, voire… ramasser les corps en décomposition des séparatistes tués lors de combats.

La situation a évolué une nouvelle fois après le premier cessez-le-feu, en septembre 2014, vers ce qu’Anna nomme « la chasse aux ombres des patriotes ». Elle nous explique qu’à cette époque, les séparatistes ont enquêté sur les activistes restés sur les territoires dont ils avaient le contrôle. Ils allaient chercher « les patriotes » chez eux et, s’ils ne les trouvaient pas, prenaient des membres de leur famille en otage pour « échanger leur vie contre celle de leurs parents ». « Selon les témoignages des ex-prisonniers, c’était la période la plus cruelle », affirme Anna, car si les tortures concernaient toutes les catégories de détenus, les civils, contrairement aux militaires, n’avaient aucune valeur d’échange et leurs geôliers se défoulaient sur eux. Et ce d’autant plus que le motif d’accusation courant envers les civils semblait être celui d’« indic » à l’artillerie ennemie de la position des troupes. On dénombre, depuis, moins de cas de kidnappings mais plus de délation, certains en profitant pour régler leurs comptes et dénoncer leurs voisins ou leurs rivaux.

Selon une déclaration faite le 30 avril 2015 par Leonid Koutchma, ancien président de l’Ukraine et représentant ukrainien auprès du « groupe trilatéral de contact » (composé de représentant de l’Ukraine, de la Russie et de l’OSCE), 399 personnes seraient détenues dans les Républiques Populaires de Donetsk et de Louhansk, et le nombre de portés disparus s’élèverait à 1460 5Cité dans le rapport du Bureau des Droits de l’Homme de l’ONU (en anglais) : http://www.ohchr.org/Documents/Countries/UA/10thOHCHRreportUkraine.pdf 6Site officiel de Leonid Koutchma, service de presse (en ukrainien) : http://www.kuchma.org.ua/kuchma/activities/14292/. Le directeur du « Centre pour la libération des prisonniers et des otages », Iouri Tandit, parle quant à lui, dans son interview du premier mai 2015, de 300 prisonniers dont près de 60 civils 7 Iouri Tandit dans son interview du premier mai 2015 à la chaîne ukrainienne Canal 5 :  https://www.youtube.com/watch?v=AWZGRJ_HGR0#t=206.

Or ce centre n’existait pas quand Vostok SOS a débuté ses activités et les autorités ukrainiennes ne prenaient pas les déclarations de disparition des civils. Les membres de l’organisation ont donc commencé à répondre aux appels à l’aide des proches des victimes et à assister ceux-ci dans leurs démarches auprès de la police mais aussi auprès des séparatistes : « Durant cette période, explique Anna, si des proches s’adressaient aux séparatistes, cela pouvait marcher, par exemple les larmes d’une mère – pas avec tous. Mais on répétait aux proches : “Allez les voir, à chaque fois ce sera quelqu’un de différent, si neuf ne vous écoutent pas, le dixième vous écoutera peut-être parce que lui aussi, il a une mère.” ». Mais très vite, comme le conflit augmentait en intensité, il est devenu impossible de communiquer avec les séparatistes qui ne se laissaient plus attendrir.

A cette époque, Vostok SOS s’est mis à collecter des données sur les personnes prisonnières ou portées disparues, en s’appuyant sur les déclarations des proches. À partir de juin, les membres de l’organisation ont vu apparaître les premiers prisonniers militaires, dont le nombre n’a cessé d’augmenter jusqu’en août. Ils ont alors réalisé qu’il leur serait impossible de faire face à cette situation en tant qu’activistes et ils ont fait appel de manière répétée aux services secrets ukrainiens (SBU). Finalement, l’évolution de la situation et le nombre croissant de prisonniers militaires ont abouti à la création du « Centre pour la libération des prisonniers et des otages ».

Cependant, si le SBU a bien pris en charge le traitement des prisonniers militaires, il n’en a pas été de même pour celui des civils. Le SBU refusait officieusement de prendre les déclarations des proches, et ce jusqu’au premier janvier de cette année. Vostok SOS a donc continué à assumer cette tâche pour les civils. Anna fait mention d’une base de données contenant approximativement trois cents noms début avril 2015, auxquels il faut ajouter environ deux cents autres de personnes qui ont été libérées. Cette base est partiellement ouverte au SBU, à l’OSCE, à l’ONU, à la police et à certains négociateurs : l’association sert donc d’intermédiaire à toutes ces organisations.

Mais ces organisations n’ont pas toutes accès aux mêmes données. En particulier, les coordonnées des proches ne sont jamais fournies sans leur accord préalable. Ceci est nécessaire, nous explique Anna, pour prévenir certaines escroqueries : il est arrivé que certaines personnes appellent les familles des victimes et leur demandent de l’argent en prétendant avoir eu le numéro de téléphone de la part de Vostok SOS. Ce genre de tentative d’extorsion est apparu au mois d’août : « Comme les gens ne savaient pas quoi faire quand leurs proches étaient capturés, ils mettaient des annonces partout en indiquant publiquement leurs coordonnées. Et on a vu apparaître beaucoup de gens qui ont voulu profiter du malheur des autres et qui appelaient pour demander une rançon ».

Les autorités ont longtemps refusé de prendre en compte ce problème : le SBU affirmait que c’était l’affaire de la police et cette dernière que le problème n’existait simplement pas, alors qu’en réalité, les victimes avaient peur d’aller à la police. Vostok SOS a alors établi des listes de numéros de téléphones depuis lesquels des demandes de rançon avaient été faites et les numéros de comptes bancaires sur lesquels les proches devaient transférer de l’argent. L’organisation a transmis à plusieurs reprises ces informations à la police. Vostok SOS les a par ailleurs rendues publiques et a finalement forcé les autorités à s’occuper de ces affaires d’escroquerie.

Vostok SOS édite aussi des instructions détaillant les démarches à effectuer, la façon de s’adresser aux séparatistes, les précautions pour se prémunir des escroqueries ainsi que des modèles de déclarations aux autorités. Il est nécessaire de s’adresser à la police et aux services secrets ukrainiens mais aussi aux séparatistes, nous explique Anna : « Il faut montrer par tous les moyens qu’on n’a pas oublié la personne disparue et qu’on continuera à la chercher ». Est également requise une déclaration à la Croix-Rouge, seul organisme international ayant le mandat nécessaire pour mener des perquisitions sur les territoires contrôlés par les séparatistes lorsque le Comité international de la Croix-Rouge y aura une représentation.

D’autre part, l’absence de statut juridique correspondant à la situation de ces prisonniers pose d’autres problèmes. Pendant leur détention, d’abord, pour ceux qui sont soutien de famille : les leurs se voient ainsi privés du revenu financier indispensable à leur survie et ne peuvent prétendre à aucune compensation de la part de l’État. Lors d’une éventuelle libération, ensuite : les anciens prisonniers sont obligés de partir et deviennent alors des déplacés ayant besoin de soins médicaux et psychologiques auxquels ils peuvent rarement prétendre, faute de papiers d’identité (ceux-ci ont été soit confisqués par les séparatistes, soit abandonnés suite à un départ précipité). Enfin, ceux qui ont subi des mauvais traitements ne peuvent se remettre à travailler sans une phase préalable de rétablissement.

Anna nous explique comment Vostok SOS leur apporte assistance : « Nous essayons de persuader les ex-prisonniers d’aller voir un psychologue. Le service du soutien psychologique du Maïdan 8Ce service a été mis en place début décembre 2013 lors des événements sur la Place de l’Indépendance – le Maïdan – à Kiev a des antennes dans pratiquement tous les centres régionaux. ». Vostok SOS travaille aussi avec des hôpitaux et des volontaires. L’organisation a bénéficié d’une aide temporaire dans le cadre d’un projet de l’ONU, ce qui a permis également de faire passer à certains anciens prisonniers des examens plus onéreux, comme des scanners ou des IRMs –malheureusement ce projet n’était prévu que jusqu’à fin avril. Quant aux familles privées de l’apport financier de celui qui les entretenait, là aussi, les membres de Vostok SOS essaient de leur faire parvenir de la nourriture et des médicaments, tout en cherchant des financements pour les secourir. Comme le soutien financier, par exemple, qu’ils ont réussi à obtenir de la part de l’ONG « International Renaissance Foundation »

9http://www.opensocietyfoundations.org/about/offices-foundations/international-renaissance-foundation (en anglais)

, et qui a permis d’aider quarante familles dans le plus grand besoin.

Les activistes de Vostok SOS ont commencé par essayer d’aider leurs amis arrêtés illégalement et, aujourd’hui, ils collaborent avec différents ministères ukrainiens, les services secrets, la police et divers organismes internationaux. Par leur action, ils soutiennent les victimes de ces emprisonnements. Ils aident (et obligent) par ailleurs l’État ukrainien à prendre ses responsabilités quant à cette situation. Avec l’espoir également de voir un jour les coupables en répondre devant la justice. En attendant, les difficultés sont nombreuses et les craintes pour l’avenir aussi. Si la situation venait à se calmer durablement, il faudra se préparer à l’ouverture d’éventuelles fosses communes et à l’identification des corps. Anna nous explique que la collecte des données ADN des proches par le SBU a déjà commencé. Vostok SOS fournit également des informations sur la procédure à suivre : « Je ne veux pas y penser mais c’est quelque chose à quoi il faut se tenir prêts, et il n’y aura toujours pas de statut pour les prisonniers, il n’y aura pas de soutien de la part de l’État, même pas une aide aux familles pour enterrer les morts… Et il faudra encore que les volontaires se mobilisent et aident avec ça. »

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